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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2023-062

Depuis un criminel de guerre canadien jusqu’à la fin du capitalisme 1ère partie

Par Dru Oja Jay, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 6 juin 2023, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Depuis un criminel de guerre canadien jusqu’à la fin du capitalisme 1ère partie

Le 19 avril 2023 par Dru Oja Jay, éditeur de The Breach

Noam Chomsky nous parle des criminels de guerre canadiens et d’un monde post capitalisme

Dans un entretien avec The Breach, l’universitaire évoque l’impérialisme canadien, les dangers que représente l’OTAN et la construction d’un avenir meilleur. Connu pour son analyse lucide des questions les plus pressantes auxquelles l’humanité est confrontée, Noam Chomsky est l’un des intellectuels les plus célèbres au monde. Bien qu’il n’apparaisse pas très souvent dans les médias canadiens, plusieurs de ses livres ont figuré en tête des listes de best-sellers du pays.

Fin mars, Noam Chomsky s’est entretenu avec Dru Oja Jay, éditeur de The Breach. Leur conversation a porté sur la privatisation en cours des systèmes de santé canadiens, la guerre en Ukraine, le changement climatique, la meilleure façon de remettre en cause le capitalisme et aussi sur la fois où il a mis en rogne un animateur de la radio de la CBC connu sous le nom de « Captain Canada ». L’entretien a été repris pour des raisons de longueur et de clarté.

Les médias canadiens et le « criminel de guerre » qu’était l’ancien premier ministre Lester Pearson

Dru Oja Jay : Il est étonnant que vous acceptiez autant de demandes d’interview ces derniers temps. Je suis curieux de savoir ce qui se cache derrière tout cela.

Noam Chomsky : Je suis trop vieux pour participer à des manifestations - la désobéissance civile et ce genre de choses, je ne peux pas y arriver. Alors je fais ce que je peux.

Dru Oja Jay : Pour commencer, je voudrais vous interroger sur une de vos apparitions à la CBC il y a près de 40 ans. Vous étiez interviewé par Peter Gzowski [également connu sous le nom de "Captain Canada"], icône de la radio libérale canadienne, dans le cadre de l’émission phare du radiodiffuseur public, Morningside. Vous avez raconté que, lorsque vous étiez invité à Morningside, Gzowski vous encourageait à parler des méfaits du gouvernement américain. Mais, à cette occasion, vous avez retourné la situation et commencé à parler des crimes du Canada, en particulier pendant la guerre du Viêt Nam. À ce moment-là, Gzowski est entré dans ce que l’on pourrait appeler un accès de rage. Pensez-vous que ce style d’interview soit révélateur de la façon dont les médias canadiens fonctionnent ?

Noam Chomsky : Eh bien, chaque fois que je venais au Canada, ce qui était assez courant à l’époque, j’avais un entretien avec Gzowski, mais celui là était le dernier. J’ai l’impression que si vous regardez en arrière, vous verrez que c’était le deuxième d’une série de deux. Le premier s’est bien terminé par une crise de rage, et il y a eu beaucoup de protestations de la part des auditeurs. Il m’a donc rappelé et m’a dit : « Pourrais-je en avoir un autre ? » Nous en avons eu un autre.

C’est tout. On ne parle pas du Canada. Lors de la première de ces deux interviews, il m’a invité, comme d’habitude, à donner une conférence. Et quand il m’a demandé : « Quand êtes-vous arrivé ici ? » J’ai répondu : « Je viens d’atterrir à l’aéroport Criminels de Guerre ». J’avais l’habitude de passer sur CBC assez régulièrement, mais ce n’est plus arrivé ces dernières années.

Dru Oja Jay : Je veux dire par là qu’il semble bien que vous vous montrez provocateur, en remettant intentionnellement en question les contraintes médiatiques, les limites du débat au Canada. Quelles sont vos commentaires quant à ce qui est autorisé dans le débat au Canada ?

Noam Chomsky : Si je viens parler des crimes commis aux États-Unis, cela ne pose aucun problème. En fait, j’ai un livre intitulé Necessary Illusions, qui a été diffusé dans le cadre d’une conférence Massey sur CBC. Il y est question des crimes commis par les États-Unis, de la censure des médias américains, du contrôle doctrinal, etc.

Peter Gzowski, animateur à la radio CBC et icône canadienne, n’a pas apprécié que Noam Chomsky qualifie Lester Pearson de « criminel de guerre », se souvient Chomsky (Crédit : Digital Archive Ontario)

Ce livre a été un best-seller au Canada pendant des mois, mais on n’en a jamais parlé aux États-Unis. L’inverse est également vrai. Parler des crimes américains au Canada ne pose aucun problème. Je pourrais parler des crimes canadiens aux États-Unis, mais il y a des choses dont on ne parle pas.

C’est ce que nous constatons en ce moment même, et ce, de façon très saisissante. Il se trouve que c’est le 20e anniversaire de la guerre en Irak. C’est de loin le pire crime du siècle. Il y a beaucoup de commentaires à ce sujet. Voici un défi : voyez si vous pouvez trouver une déclaration, quelque part dans le courant dominant, qui dise qu’il y a eu une guerre d’agression en violation de la Charte des Nations unies. Le genre de guerre pour laquelle les criminels de guerre nazis ont été pendus.

C’est évidemment vrai, mais pouvez-vous trouver une déclaration ? Je n’ai pas tout lu, mais j’ai beaucoup lu. Ce que j’ai lu, c’est ce que vous entendez maintenant : « C’était une erreur. Une très très mauvaise guerre. Les États-Unis voulaient sauver le peuple irakien des mains d’un dictateur diabolique, mais nous l’avons mal fait. Cela s’est mal passé. Un certain nombre de choses ont mal tourné ».

Hans Von Sponeck, personnalité de renommée internationale, a écrit un livre détaillé sur l’Irak au temps des sanctions. Il en savait plus que quiconque sur l’Irak dans les années 1990. Il avait des inspecteurs partout. Son livre s’intitule A Different Kind of War (Une autre sorte de guerre). Il y explique comment les sanctions ont été pernicieuses, brutales, détruisant la population civile tout en renforçant le dictateur.

Qu’est-il arrivé au livre ? Eh bien, dites-moi combien de fois il a été critiqué au Canada. Je peux vous dire qu’aux États-Unis, c’est zéro. L’Angleterre participait également aux sanctions. Des critiques en Angleterre ? Zéro.

Dru Oja Jay : En ce qui concerne la guerre en Irak, il semble que le Canada considère qu’il n’y a pas participé. Que répondez-vous à cela ?

Noam Chomsky :Je ne connais pas les détails exacts de la participation du Canada. Il n’a pas participé à l’invasion directe, mais je pense qu’il a pris part aux actions ultérieures de l’occupation - vous pouvez vous renseigner à ce sujet.

En règle générale, le Canada suit tout ce que font les États-Unis. Pendant la guerre du Viêt Nam, il ne s’agissait pas seulement de personnes comme Lester Pearson. Le Canada était membre de la Commission internationale de contrôle, qui se livrait à des actions d’espionnage principalement pour le compte des États-Unis.

Lorsque George W. Bush - ce même criminel qui a envahi l’Irak - a décidé qu’il était temps de renverser le gouvernement élu d’Haïti une fois de plus, comme les États-Unis l’avaient fait auparavant, le Canada n’a été que trop heureux de participer à l’enlèvement du président et de l’envoyer en Afrique centrale.

Dru Oja Jay : Notre ministre des affaires étrangères de l’époque, Bill Graham, a déclaré en 2004 que le Canada devait envahir Haïti pour revenir dans les bonnes grâces des États-Unis après avoir refusé de participer à l’invasion de l’Irak.

Noam Chomsky : [Rires sans joie]. Quel gentil commentaire. Le Canada s’est joint aux États-Unis et à la France - qui, si on pense à 1798 a été le pire des criminels en torturant Haïti pendant des années, lorsque la révolution haïtienne a eu lieu. Les pays occidentaux, menés par la Grande-Bretagne et la France - auxquels se sont joints les États-Unis - ont tout simplement attaqué Haïti. Il était hors de question d’admettre dans l’Hémisphère Occidental l’existence d’un pays libre composé de gens qui avaient été des esclaves.

Cela ne s’est pas arrêté là—les États-Unis n’ont reconnu Haïti qu’en 1862.

L’un des cas les plus graves est celui de 1915, lorsque Woodrow Wilson a envahi Haïti . Cet État refusait ce que l’on appelait la « législation progressiste » proposée par les États-Unis, qui donnait aux entreprises américaines le droit d’acheter Haïti. En outre le pays faisait des avances à l’Allemagne et à d’autres pays - il était hors de question d’accepter cela ; après tout, nous parlons ici de notre hémisphère. L’invasion a été meurtrière : peut-être 15 000 personnes tuées, des tortures, de nombreux crimes de guerre.

Le rôle de l’OTAN dans l’hégémonie américaine et dans son rôle de provocateur concernant la guerre en Ukraine

Dru Oja Jay : Je voulais aborder ici la question de l’OTAN. Comme vous l’avez écrit, l’une des principales fonctions de l’OTAN est « d’assurer la subordination de l’Europe aux États-Unis ». Dans le contexte du Canada, pouvez-vous expliquer comment cela fonctionne et comment le Canada contribue à cette alliance militaire et à cet esprit ?

Noam Chomsky : Il s’agit de la production militaire, de la participation aux activités de l’OTAN et du soutien à l’expansion de l’OTAN. N’oubliez pas que lors du dernier sommet de l’OTAN, la mission de celle-ci a été étendue au Pacifique et à l’océan Indien. Ceux-ci font désormais partie de l’« Atlantique Nord ».

L’idée est de rallier le Canada et l’Europe à la campagne américaine contre la Chine. L’invasion de l’Ukraine par Vladimir Poutine - outre le caractère criminel de l’invasion - a aussi été un acte de stupidité criminelle de sa part [de Poutine]. Elle a conduit l’Europe dans le giron des États-Unis.

L’Europe a d’autres options : les partenaires commerciaux naturels de l’Europe se trouvent à l’Est. Le système industriel européen qui repose sur l’Allemagne, et qui a connu un grand succès, dépend fortement des ressources de la Russie. L’économie de la Russie n’est pas très développée, elle est à peu près du même niveau que celle du Mexique, mais le pays dispose d’énormes ressources, non seulement du pétrole, mais aussi des minerais. De plus, c’est là une voie d’accès à l’immense marché chinois.

C’est cela leur alliance naturelle. La question s’est longtemps posée - tout au long de la guerre froide - de savoir si l’Europe devait devenir une force indépendante dans les affaires mondiales, ayant des interactions avec l’Est, ou si elle devait rester dans le giron de Washington sous l’égide de l’OTAN. Poutine a résolu le problème. Il a offert aux États-Unis leur plus beau cadeau sur un plateau d’argent : à savoir l’Europe.

L’Europe en souffre. Elle est en déclin - elle pourrait même se désindustrialiser. Les États-Unis se portent bien. Pour une petite fraction du colossal budget militaire américain, les Etats Unis dégradent sérieusement l’un de leurs seuls concurrents militaires. C’est une bonne affaire.

Les industries des combustibles fossiles et l’industrie militaire sont tout simplement en extase devant leurs énormes profits. L’industrie militaire voit de nouveaux marchés s’ouvrir lorsqu’elle fait la démonstration de ses armes en Ukraine. À tous points de vue, il s’agit d’une énorme manne pour les États-Unis.

Parmi les contributions du Canada à l’effort de guerre de l’Ukraine figurent huit chars Leopard (Crédit : Forces armées canadiennes)

Pour le reste du monde, c’est tout à fait différent. Je veux dire, l’Ukraine elle-même a été dévastée, tout comme, en partie, la Russie. Les pays du Sud mondial souffrent de la pénurie en termes de ressources en céréales et d’engrais fournis par l’un des principaux producteurs, la région de la mer Noire.

Dru Oja Jay : Depuis des années, la gauche exige que nous démantelions l’OTAN, que le Canada se retire de l’OTAN. Il est devenu beaucoup plus difficile de défendre cette idée. L’opinion des élites en Europe et au Canada a évolué de façon encore plus spectaculaire en faveur de l’alliance. Et même dans les pays qui ont longtemps résisté à l’OTAN, comme la Finlande et la Suède, le vent a tourné.

Et adhérer, comme vous l’avez dit, signifie des dépenses militaires, des activités communes, la promotion de l’expansion, la soumission au leadership américain. Que pensez-vous que les activistes ou les groupes anti-guerre devraient dire à propos de l’OTAN dans le contexte actuel ?

Noam Chomsky : Eh bien, ils devraient dire la vérité. C’est ce que la gauche devrait faire. La vérité, c’est que Poutine a fait un énorme cadeau à Washington. Il a donné un prétexte à l’OTAN pour non seulement exister, mais aussi s’étendre.

Les cas de la Finlande et de la Suède sont intéressants. Ces pays ne sont absolument pas menacés. Ils n’arrêtent pas de se réjouir de la faiblesse de l’armée russe, incapable de conquérir des villes situées à quelques kilomètres de sa frontière. Et d’un seul coup voilà que les russes s’apprêteraient à attaquer des puissances militaires majeures comme la Finlande et la Suède. C’est plus que comique.

La gauche, tant en Finlande qu’en Suède nous parle de ce qui se passe réellement. Ces pays sont déjà partiellement intégrés à l’OTAN - ils participent à des exercices, etc. S’ils rejoignent pleinement l’OTAN, leur industrie militaire de pointe aura de grandes perspectives, un accès aux marchés. Ils peuvent évoluer vers des sociétés de droite plus militarisées, intégrées au système de l’OTAN.

Le Canada est-il défendu par l’OTAN ? Qui a été défendu par l’OTAN ? Personne. En fait, un très bon historien de l’Europe de l’Est, Richard Sakwa, a fait remarquer il y a quelques années que l’OTAN existe principalement pour faire face aux conséquences de son existence.

C’est l’expansion de l’OTAN aux frontières de la Russie qui a provoqué l’invasion de l’Ukraine. Si l’OTAN ne s’étendait pas, il n’y aurait pas d’invasion. En fait, jusqu’à quelques jours avant l’invasion, la question cruciale était la suivante : l’Ukraine peut-elle être devenir un État neutre ?

Aucun dirigeant russe ne va accepter que l’Ukraine, située en plein cœur géopolitique de la Russie, que l’Ukraine donc qui est à quelques deux cent kilomètres de Moscou à vol d’oiseau - devienne un théâtre d’invasion. Ils n’accepteront pas que l’Ukraine soit lourdement armée dans le cadre d’une alliance militaire hostile. Pas un seul dirigeant russe ne tolérerait cela.

Jusqu’à la fin, Poutine a dit : « Nous insistons sur la neutralité de l’Ukraine, nous insistons pour le respect des accords de Minsk ». Aucune réaction de Washington : « Ce n’est pas notre affaire, nous nous étendrons comme nous l’entendons ».

Quelle serait la réaction si la Chine voulait intégrer le Mexique et le Canada dans une alliance militaire hostile aux États-Unis ? Aucune objection, j’en suis sûr.

Dru Oja Jay : Trouvez-vous stupide que la Russie se sente menacée par la présence de l’Ukraine à sa frontière, étant donné qu’elle est une puissance nucléaire ?

Noam Chomsky : Il ne s’agit pas de l’Ukraine, mais de l’Ukraine en tant que membre de l’OTAN. L’OTAN est l’alliance la plus violente et la plus agressive du monde. Ici, nous en parlons comme d’une alliance de maintien de la paix - vraiment Serbie, Irak, Libye - franchement, en quoi cette alliance est-elle une alliance de la paix ?

Il y a quelque chose que les États-Unis ont fait en ce siècle, et dont on ne parle pas assez, c’est qu’ils ont commencé à démanteler le régime de contrôle des armements, qui en 60 ans, avait été à grand peine mis en place. George W. Bush a démantelé le traité sur les missiles antibalistiques (ABM) .

C’est très grave pour la Russie, car cela signifie que des défenses antimissiles balistiques seront installées à proximité de la frontière russe. Le prétexte était qu’il fallait défendre l’Europe contre des missiles iraniens qui n’existent pas. Si vous êtes un intellectuel canadien, il se peut que vous croyiez à cette histoire. Tous les autres pays du monde en ont ri. En réalité, il s’agit d’armes de première frappe.

Puis Trump est arrivé. Il a supprimé le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) - le traité Reagan-Gorbatchev. Cela signifie que des missiles à courte portée se trouvent en Europe, à 10 minutes de vol de Moscou.

L’Ukraine est une voie d’invasion traditionnelle. Regardez une carte : un terrain plat jusqu’à Moscou et Saint-Pétersbourg. Je suis sûr que les Allemands sont passés par là deux fois au cours du siècle dernier. Aucun dirigeant russe ne permettra à l’Ukraine de faire partie d’une alliance militaire hostile.

Dru Oja Jay : Par le passé, vous avez déclaré que vous souteniez le droit des Ukrainiens à défendre leur territoire et que l’aide militaire était d’un côté provocatrice, mais d’un autre côté justifiée dans une certaine mesure, et qu’elle devait être soigneusement calibrée. Où en est, selon vous, ce calibrage à l’heure actuelle ?

Noam Chomsky : Jusqu’à récemment, la situation était plutôt acceptable. Les armes envoyées étaient défensives, mais les choses sont en train de changer. Il a été reconnu et rendu public que les soi-disant conseillers et les agents américains dirigent de fait une grande partie des tirs de missiles avancés, tels que les HIMARS, etc. Aujourd’hui, les États-Unis fournissent des chars. Ils sont récemment passés aux avions à réaction. Quelle sera la prochaine étape ?

La Russie a récemment annoncé qu’elle pourrait envisager d’installer des armes nucléaires tactiques au Belarus. C’est très dangereux. Mais pourquoi font-ils cela ? Je pense qu’il s’agit très certainement d’un avertissement à l’OTAN, aux États-Unis, le message étant : « Si vous poursuivez cette escalade, nous allons réagir ».

Il est à noter que la Russie n’a pas encore sérieusement frappé l’ouest de l’Ukraine. Joe Biden s’est rendu à Kiev, Janet Yellen s’est rendue à Kiev. Combien de dirigeants étrangers se souviennent s’être rendus à Bagdad lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne mettaient le pays en pièces ? Ils n’y sont pas allés.

Les militants pacifistes ont été évacués du pays, les inspecteurs ont été évacués du pays pour qu’ils aient une chance de survivre. Il s’agit d’une chose très différente. Il ne s’agit pas d’une guerre de type américano-britannique, elle ne vise pas à tout détruire.

Elle pourrait s’étendre jusqu’à Kiev, à l’ouest de l’Ukraine, jusqu’aux lignes de ravitaillement, et tomber sur les lignes de ravitaillement de l’OTAN. L’escalade se poursuivrait alors. On peut alors glisser vers à une guerre terminale sans trop de difficultés.

La banque canadienne RBC a récemment été désignée comme le principal bailleur de fonds des combustibles fossiles dans le monde. Selon Noam Chomsky, le capitalisme est à l’origine de la destruction de l’Ukraine et du désastre écologique (Crédit : Indigenous Climate Action)

Guerre et catastrophe climatique : pourquoi le capitalisme est un pacte suicidaire

Dru Oja Jay : Dans le dernier budget, le Canada a annoncé des centaines de millions supplémentaires pour l’aide militaire à l’Ukraine (https://www.ctvnews.ca/canada/trudeau-announces-new-military-aid-bilateral-agreements-during-ukraine-pm-s-visit-1.6350185). Il a également fait confiance au secteur privé pour nous sortir de la crise climatique. Vous avez parlé de la volonté du gouvernement américain de risquer une guerre nucléaire en intensifiant son action en Ukraine, et dans le même ordre d’idées vous avez parlé du manque d’action significative sur le plan du changement climatique.

Le fil conducteur semble être que les élites nous conduisent vers un désastre mondial. Comment expliquer, selon vous, cette incapacité collective à s’éloigner du bord de la falaise ? Existe-t-il une sorte de pulsion de mort parmi les élites mondiales ?

Noam Chomsky : C’est très simple, un mot auquel nous n’avons pas le droit de penser : le capitalisme. Supposons que vous soyez le PDG d’ExxonMobil ou de JPMorgan Chase qui finance les combustibles fossiles. Vous savez parfaitement que vous détruisez la vie de vos petits-enfants. Ce n’est pas un secret. Et vous leur demandez : « Pourquoi faites-vous ça ? » Ils ont une très bonne réponse.

Ils vous répondent : « Ecoutez, si je ne le fais pas, je suis viré ». Parce que telles sont les règles du jeu. Les règles du jeu sont les suivantes : vous maximisez les bénéfices ou vous êtes mis à la porte. Donc, si je ne le fais pas, je serai remplacé par un autre gars qui n’est pas aussi sympathique que moi. Moi, au moins, je me préoccupe un peu de ces choses-là, alors peut-être que je peux légèrement atténuer le problème. Le nouveau venu ne fera qu’empirer les choses. Donc, pour le bien de mes petits-enfants, que je suis en train de tuer, je continuerai à réduire les combustibles fossiles ».

Remarquez : c’est un argument logique. Et il renvoie à la folie des institutions. Si vous avez une société dirigée par des institutions qui sont mues par la nécessité de maximiser le profit quelles qu’en soient les conséquences, c’est un pacte suicidaire.

On le voit de façon encore plus évidente quand on se penche sur la législation elle-même. Le Congrès américain vient d’adopter la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act), qui est en fait en grande partie un programme sur le climat. Elle est saluée partout comme la plus grande réussite pour mettre fin à la crise climatique. Jetez-y un coup d’œil. Voilà ce qu’elle dit : « Soudoyons les entreprises de combustibles fossiles pour leur demander d’être gentilles, et peut-être qu’elles ne détruiront pas [la planète] aussi rapidement que possible »

Notre façon de résoudre la crise est de soudoyer, d’offrir des subventions aux entreprises de combustibles fossiles, en leur proposant des choses comme le projet Willow. En échange, elles acceptent que nous fassions un certain nombre de recherche dans le domaine des énergies durables.

C’est comme si le gouvernement mexicain disait : « Je n’arrive pas à gérer tous ces cartels, ils assassinent tout le monde, alors on va les soudoyer pour qu’ils soient plus gentils ». On ne peut pas rejeter le blâme sur les individus. Il s’agit bien d’une folie institutionnelle.

Dru Oja Jay : Selon vous, à quels horizons peut-on envisager de dépasser le capitalisme ? Quels sont, selon vous, les chemins que les gens peuvent emprunter pour obtenir des gains tangibles et durables face à ces institutions ?

Noam Chomsky : N’oubliez pas qu’il existe de nombreuses variétés de capitalisme. La période des années 50 et 60 est très différente de la période des années 80 jusqu’à aujourd’hui - ce que l’on appelait alors le capitalisme réglementé. Les institutions financières étaient sous contrôle, le département du Trésor les contrôlait, il n’y avait pas de spéculation financière, pas de crises, pas de krachs, un certain niveau de services sociaux, etc.

Ce qui a suivi - la période dite néolibérale, de Reagan et Thatcher jusqu’à aujourd’hui - est une version particulière de la guerre de classe effrénée. C’est tout à fait différent. Le prix à payer en est énorme. Parlons donc du temps qui a été nécessaire pour vaincre l’autocratie capitaliste. C’est un laps de temps beaucoup trop long pour mettre fin à la crise immédiate, par contre il est faisable d’éliminer la part sauvage du capitalisme.

Dire : « Nous pouvons revenir à un système comme celui d’Eisenhower » ne relève pas vraiment d’une utopie. Même si encore beaucoup trop de chose ne vont pas dans ce système. Je pense qu’il devrait être éliminé. Mais au moins, il offre la possibilité de prendre les mesures nécessaires pour faire face aux menaces qui pèsent sur le climat et qu’on connaît assez bien.

Je suis sûr que vous avez pris connaissance du dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). En général, les rapports du GIEC sont plutôt conservateurs. Il s’agit de documents de consensus. Il faut que tout le monde soit d’accord. Ce qui veut dire qu’ils sous-évaluent, qu’ils se basent sur le plus petit dénominateur commun. Ce n’est pas le cas cette fois-ci. Cette fois-ci, ils ont sorti le grand jeu, on n’a plus le temps de jouer avec les mots. C’est maintenant ou nous sommes détruits.

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