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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2024-029

Ukraine, Palestine : quel bilan pour l’Occident ?

Par Michael Brenner, traduction par Jocelyne Le Boulicaut

mardi 19 mars 2024, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Ukraine, Palestine : quel bilan pour l’Occident ?

Le 8 mars 2024 par Michael Brenner

Michael Brenner est professeur émérite d’affaires internationales à l’université de Pittsburgh, il est aussi membre du Centre pour les relations transatlantiques au SAIS/Johns Hopkins. Il a été directeur du programme d’études mondiales et des relations internationales à l’université du Texas. Brenner est l’auteur de nombreux livres et de plus de 80 articles et documents publiés. Parmi ses ouvrages les plus récents, on trouve : Democracy Promotion and Islam ; Fear and Dread In The Middle East ; Toward A More Independent Europe ; Narcissistic Public Personalities & Our Times. Il a aussi écrit des livres pour Cambridge University Press (Nuclear Power and Non-Proliferation), le Center For International Affairs de l’université de Harvard (The Politics of International Monetary Reform) et la Brookings Institution (Reconcilable Differences, US-French Relations In The New Era).

Derrière Joe Biden, l’Occident s’est engagé sur le chemin d’un suicide collectif, tant moral qu’économique.

Les dirigeants occidentaux vivent deux événements fracassants : la défaite en Ukraine et le génocide en Palestine. Le premier est humiliant, l’autre fait honte. Pourtant, ils ne ressentent ni humiliation ni honte.

Leurs actes montrent de façon éclatante que ces sentiments leur sont étrangers et qu’ils sont incapables de dépasser les limites du dogme, de l’arrogance et des insécurités endémiques. Ces dernières étant aussi bien personnelles que politiques. Voilà une énigme.

Dans la mesure où il en résulte que l’Occident s’est engagé sur la voie d’un suicide collectif. Suicide moral à Gaza ; suicide diplomatique - cela concerne les fondations établies en Europe, au Moyen-Orient et dans toute l’Eurasie ; suicide économique - le système financier mondial basé sur le dollar est en péril, l’Europe se désindustrialise.

Le tableau n’est pas bien joli à voir. Fait étonnant, cette autodestruction se déclenche alors qu’aucun traumatisme majeur - externe ou interne - ne s’est produit. C’est là que réside une autre énigme connexe.

On trouve certains éclaircissements quant à ces anomalies dans les réactions les plus récentes à la dégradation des situations qui resserrent l’étau - autour des émotions, des politiques en vigueur, des préoccupations de politique intérieure, des egos démesurés des gouvernants.

Ces réactions entrent dans la catégorie des comportements de panique. Fondamentalement, ils ont peur, ils sont effrayés et nerveux. Que ce soit Biden et consorts à Washington, Macron, Schulz, Sunak, Stoltenberg ou von der Leyen. Aucun n’a le courage de ses convictions ni le courage de regarder la réalité en face.

La réalité crue est que seuls, ils se sont débrouillés pour se retrouver, eux et leurs pays, dans un dilemme dont ils ne peuvent sortir qu’en se conformant aux intérêts qu’ils ont eux-mêmes définis et à leur engagement émotionnel. C’est pourquoi nous observons toute une série de réactions qui sont irresponsables, grotesques et dangereuses.

Irresponsable (Déjà tenté)

La première pièce à conviction est le plan proposé par le président français Emmanuel Macon, qui consiste à poster en Ukraine des militaires des pays membres de l’OTAN afin de servir de cordon de sécurité..

Disposés autour de Kharkov, Odessa et Kiev, ils sont censés dissuader les forces russes d’avancer vers ces villes par crainte de tuer des soldats occidentaux, risquant ainsi une confrontation directe avec l’Alliance.

Il s’agit d’une idée des plus discutables qui échappe à toute logique et qui défie toute expérience, tout en provoquant le destin. Pendant longtemps, la France a déployé des membres de ses forces armées en Ukraine, ils y ont programmé et utilisé des équipements sophistiqués, en particulier des missiles de croisière SCALP.

Il y a quelques mois, des dizaines de personnes ont été tuées par une frappe de représailles russe qui a détruit leur base. Paris a crié au « crime sacré » devant le comportement déloyal de Moscou, qui ripostait à ceux qui l’attaquaient. Il s’agissait de représailles après la participation française au bombardement meurtrier de la ville russe de Belgorod.

Pourquoi alors faudrait-il s’attendre à ce que le Kremlin abandonne une campagne coûteuse mettant en jeu ce qu’il considère comme des intérêts nationaux vitaux, dès lors que des troupes occidentales en uniforme seraient déployées en ligne de défense autour des villes ?

Seraient-ils contraints à la passivité, intimidés par d’élegants uniformes réunis sous des bannières surdimensionnées arborant le slogan : "DON’T MESS WITH NATO" (Ne plaisantez pas avec l’OTAN) ?

De plus, il y a déjà des milliers d’Occidentaux qui agissent en renfort des forces armées ukrainiennes. Environ 4 à 5 000 Américains remplissent, depuis le début, des fonctions opérationnelles essentielles.

Pour la majorité d’entre eux, cette présence est antérieure de plusieurs années au début des hostilités, il y a deux ans. Ce contingent a été étoffé par un ajout de 1700 personnes l’été dernier.

Il s’agissait d’un corps d’experts en logistique annoncés comme ayant pour mission de rechercher et d’éradiquer la corruption dans le cadre d’un marché noir de fournitures volées.

Les membres du Pentagone sont présents dans les rangs de l’armée ukrainienne, qu’il s’agisse des unités de planification du quartier général, des conseillers sur le terrain, des techniciens ou des forces spéciales.

Tout le monde sait que ce sont les Américains qui ont fait fonctionner l’artillerie sophistiquée à longue portée HIMARS et les batteries de défense antiaérienne Patriot. Cela signifie que des membres de l’armée américaine ont visé - et peut-être appuyé sur la gâchette - avec des armes qui tuent des Russes.

En outre, la CIA a mis en place un gigantesque système massif polyvalent permettant de mener un large éventail d’activités de renseignement et d’opérations, de manière indépendante tout comme en collaboration avec le FSB ukrainien. Cela inclut le renseignement tactique au jour le jour. Nous ne savons pas si la CIA a joué un rôle dans la campagne d’assassinats ciblés sur le territoire russe.

La Grande-Bretagne a également joué un rôle essentiel. Son personnel spécialisé a utilisé les missiles Storm Shadow (équivalent du SCALP français) qui ont été tiré contre la Crimée et d’autres pays. De même, le MI-6 a joué un rôle de premier plan dans la conception des multiples attaques contre le pont de Crimée et d’autres infrastructures critiques.

Le principal enseignement à tirer de ce tour d’horizon reste que le déploiement de troupes européennes sur des sites clés en tant qu’otages humains n’est pas entièrement novateur. Leur présence n’a pas dissuadé la Russie de les attaquer sur le terrain ou, comme dans le cas français, de les traquer là où sont leurs résidences.

Irresponsable (Stupide)

La deuxième pièce à conviction est le largage par les Américains d’un chargement dérisoire d’aide humanitaire dans la mer au large de Gaza. Cette action bizarre relève à la fois de l’absurde et du grotesque.

Les États-Unis sont les principaux complices des destructions israéliennes à Gaza. Leurs armes ont tué 30000 Gazaouis, en ont blessé 70000 et plus et ont dévasté des hôpitaux.

Washington a activement bloqué toute tentative sérieuse d’aide de l’UNWRO en retenant les fonds nécessaires au financement de ses opérations, tout en restant silencieux alors qu’Israël bloque les points d’entrée depuis l’Égypte et massacre les habitants qui attendent l’arrivée d’un convoi de nourriture.

En outre, Israël a opposé son veto à toutes les tentatives visant à mettre fin au carnage par le biais de résolutions de cessez-le-feu du Conseil de sécurité des Nations unies.

Cette absurdité consistant à parachuter des palettes depuis la soute d’un avion ne fait que souligner l’indifférence des Américains pour la vie des Palestiniens, leur mépris de l’opinion mondiale et leur soumission éhontée aux diktats d’Israël.

Irresponsable (Désinvolte)

La troisième preuve est fournie par Rishi (Sage) Sunak, Premier ministre du Royaume-Uni. Ardent défenseur d’Israël, il n’a cessé de critiquer les rassemblements pour la paix organisés pour dénoncer l’agression contre les habitants de Gaza, il considère qu’il s’agit là d’obstacles à un cessez-le-feu à long terme et à un règlement politique.

En cela, il perpétue la longue tradition de loyauté britannique à l’égard de son suzerain américain. La semaine dernière, il a amplifié l’attaque en dénonçant ces manifestants comme des outils du Hamas qui ont été infiltrés par des terroristes - des terroristes qui représentent une menace pour l’unité du pays.

Il les a qualifiés de « gouvernement par l’émeute », il en voit la preuve dans la victoire électorale du député marginal George Galloway, qui a écrasé les conservateurs (et les travaillistes) lors d’une élection partielle. Rien ne prouve, bien sûr, qu’un demi-million de citoyens pacifiques sont un cheval de Troie pour les djihadistes musulmans.

Ce mépris fait partie intégrante de l’attitude arrogante de la haute société anglaise, qui dans ces cercles exaltés, peut même contaminer un arriviste dont les origines remonteraient au Raj indien.

Cela se traduit par de la condescendance envers les classes inférieures, et par des directives quant aux limites d’un comportement acceptable. Cette attitude s’accompagne souvent de petites réflexions désobligeantes vis-à-vis des groupes ou des nationalités qui ne s’y conforment pas.

Le fait que Sunak lui-même n’hésite pas à lancer des accusations acerbes - même si elles sont insidieuses - à l’encontre des musulmans démontre la pérennité des préjugés culturels ainsi que le degré historique de perméabilité de la classe supérieure anglaise à l’égard de ceux qui ont de l’argent ou un certain prestige.

De nos jours, il s’agit d’un nabab [rishi est la traduction de nabab, NdT]. Je suppose qu’il s’agit là d’un progrès social. Ce qui est particulièrement dangereux avec la démagogie malséante de Sunak, ce n’est pas son effet amplificateur sur la culpabilité de l’Occident dans le conflit palestinien.

Les protagonistes régionaux, ainsi que le reste du monde, s’amusent des grandes envolées rhétoriques de la Grande-Bretagne en sachant que cette dernière ne compte guère plus que le Tonto américain, [Tonto est un personnage fictif amérindien de la série américaine The Lone Ranger de 1933, NdT].

Elle ouvre plutôt une brèche dans les principes de liberté d’expression et de rassemblement du pays. En effet, elle revient presque à dire que tout désaccord public avec la politique du gouvernement de Sa Majesté équivaut à une trahison.

Pathétique

En ce qui concerne le nettoyage ethnique brutal qui frappe les Palestiniens, il est juste de dire que la complicité des gouvernements occidentaux, par le biais de l’envoi d’armes et du soutien inconditionnel aux exactions atroces d’Israël est complètement pathétique.

Il est cependant futile de pointer du doigt des éléments individuels au sein de certains gouvernements. C’est l’épisode tout entier qui est grotesque. C’est ainsi qu’il est perçu par la quasi-totalité du monde en dehors du collectif Occidental.

Cela représente environ les 2/3 de l’humanité. Et pourtant, les élites politiques de nos nations semblent indifférentes et/ou dédaigneuses face à ce jugement. Il leur importe peu d’être considérées par les « autres » comme inhumains, hypocrites et racistes.

Dans bien des endroits, ces vives réactions sont renforcées par les souvenirs traumatisants de la façon dont ils ont été soumis, piétinés et exploités au cours des siècles par des gens qui leur ont enseigné à juste titre la supériorité des valeurs occidentales - tout comme ils le font aujourd’hui. Certaines de ces initiatives représentent manifestement un danger pour le futur, celui d’une guerre de plus en plus généralisée en Europe.

Jens Stoltenberg, le belliqueux secrétaire général de l’OTAN, a carrément déclaré la semaine dernière que les alliés occidentaux devraient donner le feu vert à l’Ukraine pour qu’elle utilise les missiles de croisière qu’elle a acquis afin d’attaquer des cibles sur le territoire même de la Russie.

Parmi ces armes, on trouve le Storm Shadow, le Scalp, les Tauras à longue portée que l’Allemagne pourrait bientôt envoyer et du matériel similaire qui sera fourni par les États-Unis (peut-être lancé à partir des F-16 qui arrivent déjà).

D’autres dirigeants occidentaux ont évoqué la possibilité d’une intervention aussi radicale et les factions les plus intransigeantes de Washington y sont favorables. Poutine a prévenu qu’une telle escalade de la part de l’Occident - comme dans le cas du déploiement hypothétique des troupes de l’OTAN en Ukraine - provoquerait une réponse militaire de la part de Moscou.

Il est évident que les hostilités qui s’ensuivraient risqueraient d’échapper à tout contrôle et d’atteindre le seuil nucléaire. Prises dans leur ensemble, les actions des dirigeants occidentaux - soutenus par les élites politiques de leurs nations - sont révélatrices d’un modèle de comportement qui a perdu tout sens des réalités. Elles découlent de dogmes non étayés par des faits objectifs.

Tout logiquement, elles se contredisent, elles sont imperméables aux événements qui modifient le paysage et radicalement déséquilibrées dans la pondération des avantages/coûts/risques et des chances de succès. Comment expliquer cette « irrationalité » ? Il existe des conditions générales qui permettent ou encouragent cette dérive par rapport à un raisonnement sain.

Il s’agit notamment des tendances socioculturelles nihilistes de nos sociétés postmodernes contemporaines, de leur propension à l’hystérie collective et aux réactions émotionnelles excessives face à des événements qui dérangent : le 11 septembre, le terrorisme islamique, la fable de l’ingérence russe dans l’élection présidentielle de 2016, entre autres domaines politiques, mais aussi tout ce qui a trait au menaçant dragon chinois, les prédictions effrayantes d’une guerre inévitable avec la RPC, les affirmations farfelues selon lesquelles Poutine prévoit de lancer une campagne tous azimuts de conquête de l’Europe jusqu’à la Manche.

Dans les deux derniers cas, ces allégations sont alimentées par des angoisses latentes, c’est-à-dire l’effroi, engendré par les épisodes antérieurs de psychopathologie de masse.

Elles ne sont finalement que de pures fictions, mais elles ont fait leur chemin auprès des hauts responsables militaires, des chefs de gouvernement et des « intellectuels » de la pensée stratégique.

Revenons aux ingrédients de la panique. Nous avons noté l’effroi - à la fois de ce que l’on peut identifier mais aussi de l’inconnu - et les sentiments d’insécurité de nos subconscients.

Ces sentiments découlent d’une matrice de changements dans l’environnement mondial des sociétés occidentales qui nous désorientent. Ils se développent à leur tour en fonction du caractère imprévisible de l’évolution de la situation intérieure.

Les conséquences en sont doubles : l’étouffement de tout débat rationnel sur des politiques contestables - ne permettant pas de vérifier les postulats et les objectifs - et la possibilité pour des personnes ou des factions déterminées de poursuivre l’objectif audacieux de remodeler l’espace géopolitique mondial en fonction des spécifications hégémoniques américaines.

Pour ce faire, nos dirigeants manipulent et exploitent les facteurs de distorsion émotionnelle et de conformisme politique. L’exemple le plus frappant est celui des soi-disant "néo-cons" à Washington (qui comptent Joe Biden parmi leurs compagnons d’armes), qui ont créé un réseau de fidèles partageant les mêmes idées à Londres, Paris, Berlin et Bruxelles.

Qu’en est-il de l’énigme dont nous avons parlé, cette absence quasi-totale de tout sentiment de culpabilité ou de honte - en particulier au sujet de Gaza, ou du fait d’être humilié aux yeux du monde ?

Dans ce contexte nihiliste, les questions de conscience sont sans objet. En effet, le rejet implicite des normes, des règles et des lois libère le moi individuel et lui permet de faire ce que ses impulsions, ses idées ou ses intérêts égoïstes l’incitent à faire.

Le surmoi étant supprimé, l’individu ne se sent plus tenu de se mesurer à une norme extérieure ou abstraite. Les tendances narcissiques s’épanouissent. Une psychologie de ce type dispense de l’obligation d’éprouver de la honte.

Celle-ci ne peut exister que si nous faisons subjectivement partie d’un groupe social dans lequel le statut personnel et le sentiment de valeur dépendent de la façon dont les autres nous perçoivent et s’ils nous respectent.

En l’absence d’une telle identité communautaire, avec la sensibilité à l’opinion qu’elle implique, la honte ne peut exister que sous la forme perverse du regret de n’avoir pu satisfaire le besoin exigeant et dévorant d’autosatisfaction. Cela vaut pour les nations comme pour leurs dirigeants individuels.

Michael Brenner

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