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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2019-129

Toute personne est un atout pour les russes

Par Matt Taibbi, traduit par Jocelyne le Boulicaut

dimanche 24 novembre 2019, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT enseignante universitaire d’anglais retraitée pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Toute personne est un atout pour les russes

21 Octobre 2019 Par Matt Taibbi

Réaction de Tulsi Gabbard, candidate à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle, alors qu’elle écoute une question de l’auditoire lors du Presidential Gun Sense Forum à Des Moines, Iowa. [Forum pour le bon sens présidentiel sur les armes à feux, NdT] Charlie Neibergall/AP/Shutterstock

L’Amérique s’est moquée des remarques d’Hillary Clinton concernant Tulsi Gabbard, mais ses idées s’inscrivent parfaitement dans le courant intellectuel dominant. [L’ancienne candidate démocrate à la présidence Hillary Clinton a déclaré jeudi que les Russes " façonnent " actuellement " une démocrate qui se présente aux élections présidentielles comme candidate tiers afin de défendre leurs intérêts NdT]

Hillary Clinton, candidate désignée du parti Démocrate il n’y a pas si longtemps, avait quelques mots à dire sur l’état de la politique américaine vendredi (18 Octobre). "Je ne suis pas ici en train de faire une prédiction, mais je pense qu’ils ont l’œil sur quelqu’un qui participe actuellement à la primaire du parti Démocrate et qu’ils la préparent à devenir la candidate d’un tiers parti", a dit Clinton dans un podcast avec David Plouffe, ancien assistant de Barack Obama. "Elle est la préférée des Russes."

Il semble que Clinton parlait de la députée hawaïenne Tulsi Gabbard, vétérante de l’armée. Elle n’en avait pas fini et a parlé aussi de l’ancienne candidate du Parti Vert, Jill Stein : "[Jill Stein] est aussi un atout russe... Ouais, c’est un atout russe - je veux dire, définitivement. Ils savent qu’ils ne peuvent pas gagner sans un candidat d’un parti tiers"

Tulsi Gabbard répond aux commentaires d’Hillary Clinton

Elle a ensuite parlé de Donald Trump : "Je ne sais pas ce que Poutine a sur son compte, si c’est à la fois personnel et financier... Je suppose que oui."Hillary Clinton est cinglée. Elle n’est pas loin non plus du courant dominant du parti Démocrate, qui défend la même ligne depuis des années.

Moins d’une semaine avant l’éclat de Clinton, le New York Times - autrefois un symbole de presse barbante et hyper prudente - a publié un article intitulé "Où Tulsi Gabbard veut-elle exactement en venir ?". L’article spéculait sur "l’activité suspecte" entourant la campagne de Gabbard, utilisant des citations du groupe de réflexion néoconservateur, the Alliance For Securing Democracy, [l’Alliance pour protéger la démocratie, NdT] pour faire des spéculations au sujet du soutien de la Russie à Gabbard.

C’était le deuxième article du genre écrit par le Times. Dans un article du mois d’août, on lit, "Tulsi Gabbard pense que nous sommes condamnés", on retrouvait pratiquement tous ces sujets de discussion, l’article citait Clint Watts, un ancien membre du même groupe de réflexion, qui qualifiait Gabbard de "démocrate préférée du Kremlin" et d’"agent d’influence utile". L’article du Times faisait écho à d’autres articles du Daily Beast et de NBC.com qui disaient grosso modo la même chose.

Après que Clinton ait donné cette interview sur "l’atout russe", il a semblé pendant un moment que les commentateurs de l’Amérique allaient discrètement laisser tomber le sujet. Hillary Clinton a traversé beaucoup de choses au cours de sa carrière, et même ses détracteurs diraient qu’elle a gagné le droit de disjoncter à l’occasion.

Quelques candidats démocrates à la présidence, comme Beto O’Rourke et Andrew Yang, ont gentiment réprimandé Clinton pour ses propos. Mais quand Gabbard (qui a également traversé de dures épreuves médiatiques) a riposté et qualifié Hillary de "Reine des bellicistes" et que Donald Trump a renchéri en traitant Clinton de "folle", la plupart des experts ont renchéri sur la notion d’"atout".

David Frum, le néoconservateur devenu héros de #Résistance, a démoli Trump pour sa défense de Stein et Gabbard, notant avec sarcasme, "Il était censé prétendre qu’ils ne faisaient pas tous partie de la même équipe". Ana Navarro sur CNN a précisé : "Quand tant les Russes que Trump soutiennent quelqu’un, faites attention."

Un panel de MSNBC a noté, avec une apparente gravité, que Gabbard "n’a jamais nié être un atout russe"[MSNBC est une chaîne d’information en continu du câble diffusée aux États-Unis et au Canada. Son nom est la combinaison MSN et de NBC NdT]. Le critique de CNN, Brian Stelter, a tenté de suggérer qu’Hillary ne semblait folle qu’à cause d’une ruse de l’ennemi rouge, en disant : "On a l’impression d’une situation de désinformation dans laquelle les Russes souhaitent ce genre de désinformation"

Donald Trump et Vladimir Poutine

(Le mème " Les Russes nous ont fait dire cette ineptie sur les Russes " est un thème récurrent. Lorsque Luke Harding du Guardian a été critiqué pour un reportage peu sourcé selon lequel Julian Assange avait rencontré l’assistant de Trump, Paul Manafort, à l’ambassade équatorienne, un fonctionnaire anonyme de la CIA a écrit un éditorial dans Politico suggérant que si l’histoire était un fake, "l’explication la plus logique" était qu’il s’agissait d’une tentative russe de désinformation pour discréditer les journalistes).

Tout le monde est un salaud d’étranger de nos jours. Les Démocrates ont passé trois ans à essayer de prouver que Donald Trump était un pion russe. Mitch McConnell est "Mitch de Moscou". Les candidats de partis tiers font partie d’un complot russe. Le mouvement de Bernie Sanders n’est pas seulement une friche rassemblant des "mecs" racistes et misogynes, mais - selon les agences de renseignement et les experts grand public- le bénéficiaire d’un ambitieux complot russe pour "alimenter la fracture" au sein du parti Démocrate. Les indépendants de Joe Rogan attirés par le message modéré anti-guerre de Tulsi Gabbard sont également des traîtres et des leurres du Kremlin.

Si vous faites le compte, c’est à peu près tout le spectre de la pensée politique américaine, à l’exception des Démocrates de MSNBC. Quelle coïncidence !
Les Démocrates assument maintenant le rôle autrefois joué par les Républicains de l’époque de Tom Delay, qui dénonçaient tous ceux qui s’opposaient à la guerre contre le terrorisme les qualifiant de "partisans de Saddam".

C’est dans ce contexte, qu’en 2003, le Washington Post avait protesté contre la façon dont le journalisme américain était "infecté par le chauvinisme et l’intolérance". C’était suite à une en-tête du New York Post de Rupert Murdoch, "N’aidez pas ces partisans de Saddam" parlant des "personnalités partisanes de la paix" comme Laurence Fishburne, Tim Robbins, Samuel L. Jackson, Sean Penn, Danny Glover et Susan Sarandon.

Tulsi Gabbard, Vladimir Poutine et Hillary Clinton

Aujourd’hui, le New York Post est le journal qui s’élève contre les "tristes et écœurantes théories du complot" au sujet de Gabbard (une "partisane d’Assad" au lieu de "partisane de Saddam"), mais certains des autres acteurs sont les mêmes. Susan Sarandon est régulièrement dénoncée aujourd’hui par les Démocrates plutôt que par des Républicains, cette fois pour avoir soutenu Stein en 2016, quelque chose qui est considéré comme similaire à embrasser Poutine sur la bouche en direct à la télévision. Elle faisait aussi partie d’une poignée de célébrités citées dans l’article "atouts rouges" du Daily Beast en mai à propos des contributeurs suspects à la campagne de Gabbard à cause d’un don politique "controversé".

Le hashtag #Résistance a donné lieu à toutes sortes de mots pour ces membres de la cinquième colonne et autres déviationnistes : ce sont des "faux-équilibreurs" ou des gens prônant la "fausse-équivalence", des "néo-naderiens [Ralph Nader, candidat du Parti Vert s’est vu reprocher par le parti démocrate d’avoir conduit à la défaite d’Al Gore en Floride en 2000], des "testeurs de pureté", des "tenants des deux côtés", des "qu’en est-il", des tenant de la "théorie du fer à cheval" [la théorie du fer à cheval consiste en l’affirmation que l’extrême-gauche et l’extrême-droite, au lieu d’être en opposition et de constituer les deux extrémités d’un spectre politique linéaire et continu, se ressemblent, en formant les deux extrémités d’un fer à cheval, NdT], des "sceptiques russes" ou "négationnistes Russes", des "anti-anti-Trump".

De tels hérétiques sont finalement tous considérés comme faisant partie de l’"équipe Poutine".

Cette absurde chasse aux sorcières n’est pas seulement dangereuse, elle est une négation flagrante de la réalité. La campagne de Trump a été un spectacle de clown. Il n’avait pratiquement aucun soutien institutionnel. Sa "base politique" était inexistante : sa "campagne" était une émission de télévision basée presque entièrement sur des apparitions médiatiques non encadrées.

Trump a récolté un peu plus de la moitié des 1,2 milliard de dollars recueillis par Hillary (ce qui fait de lui le premier candidat à la présidence depuis 1976 à gagner avec un déficit financier). Il n’avait pas préparé de discours de victoire, pour la raison parfaitement logique qu’il ne s’attendait pas à gagner.

Même si vous formulez les théories les plus élaborées sur l’ingérence russe (ce que je ne fais pas, mais bien sûr je suis une ordure négationniste), ce qui s’est passé en 2016 était encore presque entièrement une affaire nationale, avec Trump bénéficiant du rejet public du pouvoir politique qui dure depuis longtemps.

Plutôt que d’affronter l’absurdité dévastatrice de la défaite devant un animateur de jeu qui essayait apparemment de perdre - un spectacle d’humour noir qui est à 100% dans la riche tradition de la bêtise américaine - les Démocrates se sont engouffrés dans cette théorie d’infiltration étrangère. La présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, l’a même dit lors d’une réunion à la Maison-Blanche, en montrant du doigt Trump et en proclamant : "Tous les chemins mènent à Poutine."

Tous ? Sérieusement ? Est-ce que ça va s’arrêter un jour ?

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