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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2021-102

Quelle marge de manœuvre pour le Parti démocrate ?

Par C.J. Polychroniou, traduit par Jocelyne le Boulicaut

samedi 9 octobre 2021, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Quelle marge de manœuvre pour le Parti démocrate ?

Le 8 juillet 2021 PAR C.J. Polychroniou, Truthout

C.J. Polychroniou est économiste politique/scientifique politique, il a enseigné et travaillé dans de nombreuses universités et centres de recherche en Europe et aux États-Unis. Actuellement, ses principaux intérêts de recherche portent sur l’intégration économique européenne, la mondialisation, le changement climatique, l’économie politique des États-Unis et la déconstruction du projet politico-économique du néolibéralisme. Il contribue régulièrement à Truthout et est membre du Public Intellectual Project de Truthout. Il a publié de nombreux livres et ses articles sont parus dans une variété de revues, de magazines, de journaux et de sites d’information populaires. Nombre de ses publications ont été traduites en plusieurs langues étrangères, notamment en arabe, croate, espagnol, français, grec, italien, néerlandais, portugais, russe et turc. Ses derniers livres sont Optimism Over Despair : Noam Chomsky On Capitalism, Empire, and Social Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiés à l’origine sur Truthout et rassemblés par Haymarket Books ; Climate Crisis and the Global Green New Deal : The Political Economy of Saving the Planet (avec Noam Chomsky et Robert Pollin comme principaux auteurs) ; et The Precipice : Neoliberalism, the Pandemic, and the Urgent Need for Radical Change, une anthologie d’entretiens avec Chomsky publiée à l’origine sur Truthout et rassemblée par Haymarket Books (publication prévue en juin 2021).

Devant la Maison Blanche, le président Joe Biden parle avec un groupe bipartisan de sénateurs après une réunion sur un accord d’infrastructure, le 24 juin 2021, à Washington, D.C. KEVIN DIETSCH / GETTY IMAGES

Noam Chomsky : Pour se maintenir au pouvoir, il faut que les Démocrates arrêtent d’abandonner la classe ouvrière.

Le système politique américain est en panne, déclarent de nombreux experts. Leur affirmation repose sur l’idée que les Républicains et les Démocrates sont plus divisés que jamais et semblent être animés par des conceptions différentes non seulement du gouvernement, mais aussi de la réalité elle-même. Cependant, concernant le système politique américain, le problème est plus profond que le simple fait que les Démocrates et les Républicains opèrent dans des univers parallèles. Le problème est que les États-Unis semblent fonctionner comme une démocratie, mais qu’il s’agit en fait principalement d’une ploutocratie, les deux partis étant essentiellement soucieux des mêmes intérêts économiques.

Dans cette interview, Noam Chomsky, un intellectuel éminent et l’un des spécialistes de l’histoire moderne les plus cités au monde, aborde la question de l’état actuel du Parti démocrate et des défis que doit relever la gauche progressiste dans un pays dirigé par une ploutocratie.

C.J. Polychroniou : Lors de notre dernière interview, vous avez analysé l’identité politique du Parti républicain d’aujourd’hui et disséqué sa stratégie de retour au pouvoir. J’aimerais savoir ce que vous pensez de la forme actuelle du Parti démocrate et, plus précisément, si ce dernier est en passe de desserrer son étreinte néolibérale à un point tel qu’une métamorphose idéologique pourrait en fait être en cours ?

Noam Chomsky : Pour faire court, la réponse est : Peut-être. Il y a beaucoup d’incertitude. En dépit de toutes les différences majeures, la situation actuelle rappelle un peu le début des années 30, une époque que je suis assez vieux pour me rappeler, même si c’est de façon très vague. Nous pouvons nous souvenir de la célèbre observation faite par Antonio Gramsci depuis la prison de Mussolini en 1930, et qui peut s’appliquer à l’état du monde de l’époque, quelle que soit l’idée qu’il s’en faisait : « La crise consiste précisément dans le fait que ce qui est ancien est en train de mourir et que ce qui est nouveau ne peut pas voir le jour ; dans cet interrègne apparaissent une grande variété de symptômes morbides. »

Aujourd’hui, les fondements des doctrines néolibérales, qui ont eu un effet si brutal sur la population et la société, vacillent, et pourraient s’effondrer. Et les symptômes morbides ne manquent pas. Dans les années qui ont suivi le commentaire de Gramsci, deux voies ont émergé pour faire face à la crise profonde des années 1930 : la social-démocratie, portée par le New Deal aux États-Unis, et le fascisme. Nous n’en sommes pas encore là, mais les signaux relatifs à ces deux approches sont perceptibles, notamment au niveau des partis politiques.

Pour évaluer l’état actuel du système politique, il est utile de revenir un peu en arrière. Dans les années 1970, les milieux d’affaires, hautement conscients des différences de classes sociales, ont fortement intensifié leurs efforts pour démanteler la social-démocratie du New Deal et le "capitalisme réglementé" qui avait prévalu tout au long de la période d’après-guerre - la période de croissance la plus rapide du capitalisme d’État américain, égalitaire et marquée par des institutions financières sous contrôle, ce qui explique qu’il n’y a eu aucune des crises qui ont ponctué les années néolibérales et nul besoin de "plans de sauvetage de l’économie" du type de celle qui a été en vigueur ces dernières années, comme Robert Pollin et Gerald Epstein le soulignent très efficacement.

Le dernier sursaut témoignant d’une réelle préoccupation des Démocrates pour les travailleurs fut la loi Humphrey-Hawkins de 1978 sur le plein emploi. L’attaque des entreprises commence à la fin des années 30 avec l’expérimentation de ce qui deviendra plus tard une vaste entreprise de "méthodes scientifiques de casse de grève". Elle est mise en veilleuse pendant la guerre et reprend immédiatement après, mais elle reste relativement limitée jusque dans les années 1970. Les partis politiques ont plus ou moins suivi le mouvement ; plus exactement peut-être, les deux factions du parti des affaires qui se partagent le gouvernement dans le système américain à parti unique.

Vers les années 70, en commençant par la "stratégie du Sud" ouvertement raciste de Nixon, les Républicains ont entamé leur cheminement pour s’éloigner de l’échiquier politique, culminant (jusqu’à ce jour) avec l’ère McConnell-Trump marquée par le mépris de la démocratie considérée comme une entrave à la possibilité d’obtenir un pouvoir incontesté.

Pendant ce temps, les Démocrates ont abandonné la classe ouvrière, livrant les travailleurs à leur ennemi de classe. Le Parti démocrate s’est transformé en un parti de professionnels aisés et Wall Street est devenu "cool" sous Obama, reproduisant en quelque sorte l’engouement des intellectuels libéraux pour une image de Camelot façonnée pendant les années Kennedy [Camelot : terme utilisé aux États-Unis (la première fois par Jacqueline Kennedy) pour désigner la présidence de John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) en soulignant le côté épique de cette période (référence à la légende arthurienne), NdT].

Le dernier sursaut témoignant d’une réelle préoccupation des Démocrates pour les travailleurs fut la loi Humphrey-Hawkins de 1978 sur le plein emploi. Le président Carter, qui semble n’avoir eu que bien peu d’intérêt pour les droits et les besoins des travailleurs, n’a pas opposé son veto à cette loi, mais l’a édulcorée de manière à ce qu’elle n’ait aucun mordant.

La même année, le président de l’UAW [L’Union internationale des travailleurs unis de l’automobile, de l’aérospatiale et de l’agriculture d’Amérique, plus connue sous le nom de United Auto Workers (UAW), est un syndicat américain qui représente les travailleurs des États-Unis (y compris Porto Rico) et du Canada,NdT], Doug Fraser, s’est retiré de la commission Travail-Patronat de Carter, dénonçant les chefs d’entreprise - tardivement - pour avoir « choisi de mener une guerre de classe unilatérale ... contre les travailleurs, les chômeurs, les pauvres, les minorités, les très jeunes et les très vieux, et même de nombreux membres de la classe moyenne de notre société ».

La guerre de classe unilatérale a véritablement pris son essor sous Ronald Reagan. Comme sa complice Margaret Thatcher en Angleterre, Reagan a compris que la première étape devait consister à éliminer les moyens de défense de l’ennemi en attaquant brutalement les syndicats, ouvrant ainsi la voie au monde des affaires, les Démocrates étant largement indifférents ou participant à leur manière - ce sont là des questions que nous avons déjà abordées.

L’âne démocrate s’interroge sur la désaffection des classes populaires blanches pour le parti. The Daily World

Les conséquences tragi-comiques se jouent en ce moment même à Washington. Biden a tenté de faire passer une loi pour accorder une aide indispensable aux travailleurs qui ont subi un coup terrible lors de la pandémie (alors que les milliardaires en ont profité largement et que la Bourse a explosé).

Il s’est heurté au solide mur d’une opposition implacable des Républicains. L’un des principaux problèmes étant de savoir comment on allait payer. Les Républicains se sont montrés disposés à donner leur accord aux efforts du plan de relance si les coûts en étaient supportés par les chômeurs dont les maigres indemnités seraient alors réduites. Mais ils ont imposé une ligne rouge infranchissable : pas un sou versé par les très riches.

Rien ne peut venir effleurer le principal succès législatif de Trump, l’arnaque fiscale de 2017 qui enrichit les super-riches et le secteur des entreprises au détriment de tous les autres - projet de loi que Joseph Stiglitz a qualifié de « Loi de 2017 sur le secours aux donateurs américains », qui « incarne tout ce qui ne va pas avec le Parti républicain, et dans une certaine mesure, l’état de délabrement de la démocratie américaine ». Dans le même temps, les Républicains se revendiquent comme le parti de la classe ouvrière, grâce à leur plaidoyer en faveur d’un grand nombre d’armes à feu pour tous, du nationalisme chrétien et de la suprématie blanche - notre « mode de vie traditionnel ».

Les Démocrates sont quant à eux divisés entre la direction du parti tenue par des professionnels aisés/liés à Wall Street, qui disposent toujours de la majorité des rênes, et une large base populaire militante pleine d’énergie qui fait pression pour la mise en place d’initiatives sociales-démocrates afin de pallier les ravages de l’assaut néolibéral bipartisan qui dure depuis 40 ans - et depuis encore beaucoup plus longtemps en ce qui concerne une partie de la base populaire. Au crédit de Biden, on peut reconnaître qu’il a pris des mesures pour remédier à l’abandon des travailleurs par son parti, mais dans l’"état de délabrement" de ce qui reste de la démocratie américaine, c’est un pari osé.

Le conflit interne est vif depuis des années, notamment lorsque la campagne très réussie de Sanders a commencé à menacer le contrôle absolu exercé par les cadres de la coalition Clinton-Obama, qui ont tenté par tous les moyens de saboter sa candidature. Nous voyons cela se reproduire en ce moment même au travers des efforts intenses déployés pour bloquer des candidats de gauche prometteurs à Buffalo et dans la région de Cleveland, dans le nord-est de l’Ohio. Nous devrions garder à l’esprit les particularités du discours politique aux États-Unis.

Ailleurs, "socialiste" est à peu près aussi controversé que "démocrate" l’est ici, et les politiques décrites comme « peut-être intéressantes mais trop radicales pour les Américains » sont monnaie courante. C’est le cas, par exemple, des deux principaux programmes défendus par Bernie Sanders : des soins de santé universels et l’enseignement supérieur gratuit. La chroniqueuse économique et rédactrice en chef adjointe du Financial Times de Londres, Rana Foroohar, a à peine exagéré lorsqu’elle a écrit que si Sanders est considéré comme le porte-parole de la gauche radicale ici, « en termes de politiques, il est probablement assez proche de ce qu’on appelle démocrate-chrétien allemand moyen », le parti conservateur allemand dans un système politique globalement conservateur.

Le système bipartite en tant que polyarchie (softpanorama)

En ce qui concerne les enjeux, le clivage entre les cadres du parti et les éléments progressistes de la base électorale est à peu près transversal. Il ne se limite pas aux vestiges de la protection sociale, mais concerne toute une série d’autres questions cruciales, parmi lesquelles la question la plus importante qui, avec les armes nucléaires, se soit jamais posée dans l’histoire de l’humanité : la destruction de l’environnement indispensable à la vie, et qui progresse à un rythme effréné.

Nous pourrions nous attarder un moment pour y réfléchir. L’évaluation générale la plus récente de notre situation vient de la fuite d’un avant-projet de la prochaine étude du GIEC sur l’état de l’environnement. Selon cette étude, la conclusion en est que « le changement climatique va fondamentalement remodeler la vie sur Terre au cours des prochaines décennies, même si les humains parviennent à maîtriser les émissions de gaz à effet de serre qui réchauffent la planète. Extinction des espèces, maladies plus répandues, chaleur incompatible avec la vie, effondrement des écosystèmes, villes menacées par la montée des océans - ces conséquences ajoutées aux effets dévastateurs du climat, sont en pleine accélération et deviendront douloureusement évidentes avant qu’un enfant né aujourd’hui n’atteigne l’âge de 30 ans..... Si la tendance actuelle se poursuit, nous nous dirigeons vers une augmentation de trois degrés Celsius au mieux. »

Grâce aux efforts des militants, notamment du mouvement Sunrise, la représentante Alexandria Ocasio-Cortez et le sénateur Ed Markey ont pu introduire une résolution du Congrès sur un Green New Deal qui décrit assez minutieusement ce qui peut et doit être fait. D’autres pressions populaires pourraient la faire évoluer vers une proposition de loi. Elle risque cependant de se heurter au mur de résistance d’acier du parti des climato-sceptiques, qui se rallie de plus en plus au principe énoncé en 1936 par le compagnon de Francisco Franco, le général fasciste Millán Astray : "Abajo la inteligencia ! Viva la muerte !" : "A bas l’intelligence ! Vive la mort !"

Pour l’instant, la réponse des Démocrates reste plutôt mitigée. Le président refuse de soutenir un New Deal vert, condition préalable à une survie décente. Nombre de membres du congrès en font autant. Cela peut et doit changer. Beaucoup de choses dépendront des prochaines élections.

Pendant que tout cela se passe ici, l’OPEP se réunit et est déchirée par des conflits sur la question de savoir dans quelle mesure il faut augmenter la production de pétrole, la Maison Blanche faisant pression pour une augmentation de la production afin de faire baisser les prix et l’Arabie Saoudite s’inquiétant du fait que si les prix augmentent, cela « accélérerait la transition vers les énergies renouvelables » - ce qui veut dire en somme sauver la société humaine de la catastrophe, simple bagatelle non mentionnée dans les émissions d’information, comme d’habitude.

Si nous en revenons à la crise d’il y a 90 ans, alors que l’assaut néolibéral se heurte à une résistance toujours plus virulente, nous voyons des signes de quelque chose qui ressemble aux deux voies empruntées alors : une dérive vers le proto-fascisme ou la création d’une véritable social-démocratie. Chaque option peut bien sûr aller plus loin, ravivant l’avertissement de Rosa Luxemburg "Socialisme ou Barbarie".

Qui était Rosa Luxembourg ? WN.com

Il n’est pas inutile qu’à cette occasion, on rappelle qu’il y a longtemps que les principales forces intellectuelles à l’origine de l’assaut néolibéral soutiennent le fascisme. Quelques années seulement avant le lancement de cette vague, une expérience de gestion socio-économique néolibérale avait été menée sous l’égide de la dictature de Pinochet, laquelle avait préparé le terrain en détruisant les emplois et en envoyant les opposants dans d’ immondes salles de torture ou les conduisant à une mort immédiate. Dans des conditions expérimentales qui étaient quasi parfaites, ils ont réussi en quelques années à écraser l’économie, mais peu importe. Allons-y, on passe à des niveaux plus élevés : imposer la doctrine au monde entier.

Jadis, leur gourou, Ludwig von Mises, était extatique quand le fascisme triomphait, c’est ce qui, selon lui, avait « sauvé la civilisation européenne », jubilant : « Le prestige que le fascisme s’est ainsi acquis survivra éternellement dans l’histoire. » La "réussite" de Mussolini ressemblait beaucoup à celle de Pinochet : détruire les emplois et la pensée indépendante de sorte qu’une " économie saine " puisse se déployer sans être entravée par des préoccupations sentimentales concernant les droits humains et la justice.

À la décharge de von Mises, nous pouvons rappeler qu’il était fort loin de faire cavalier seul dans l’admiration des réalisations de Mussolini, même si peu de ces admirateurs sont allés aussi loin que lui dans les profondeurs de leur adulation. Dans son cas, il s’agissait d’une question de principe. Tout cela mérite d’être rappelé lorsque nous considérons les réponses possibles au désastre néolibéral.

Comment expliquer la montée de la gauche progressiste au sein du Parti démocrate ?

Il suffit de passer en revue les conséquences d’un assaut néolibéral qui dure depuis 40 ans maintenant, comme nous l’avons fait ailleurs. Il n’est guère surprenant que les victimes - la grande majorité de la population - se rebellent, parfois de façon menaçante, parfois aussi de sorte à ouvrir la voie à un avenir bien meilleur.

Il est possible que les Démocrates aient besoin d’élargir leur base afin de conserver la Chambre en 2022. Comment peuvent-ils y arriver, surtout avec la présence de tant de tendances différentes au sein du parti ?

Le meilleur moyen est de concevoir et de mettre en œuvre des politiques qui aideront les gens et qui seront bénéfiques pour le pays. Jusqu’à présent, les initiatives de Biden vont dans ce sens - pas suffisamment certes, mais de façon notable. De tels efforts montreraient que sous un leadership approprié, poussé par la pression populaire, les réformes peuvent améliorer les conditions de vie, soulager la détresse, satisfaire quelques uns des besoins fondamentaux. Cela élargirait la base démocrate, tout comme les mesures socio-démocrates de type New Deal l’ont fait dans le passé.

Les dirigeants républicains le comprennent très bien. C’est pourquoi ils combattront bec et ongles toute mesure visant à améliorer les conditions de vie, en respectant une stricte discipline de parti. Nous en sommes témoins depuis des années. Une des nombreuses illustrations en est l’acharnement à bloquer l’amélioration très limitée du scandaleux système de santé américain dans la Loi sur la Protection des Patients et les Soins Abordables - "Obamacare". Une autre en est la cruauté pure et simple des gouverneurs républicains qui refusent toute aide fédérale qui pourrait offrir aux personnes désespérées ne serait-ce qu’une piètre assistance Medicaid.

C’est là une façon d’élargir la base, qui pourrait avoir des effets importants si elle parvient à briser l’opposition républicaine et la réticence des secteurs les plus à droite du Parti démocrate (qualifiés de "modérés" dans le discours médiatique). Cela pourrait ramener dans le giron démocrate les électeurs de la classe ouvrière qui l’ont quitté par dégoût des trahisons d’Obama et, plus loin dans le temps, lors de l’abandon des travailleurs par les Démocrates depuis la refonte du parti dans les années 70.

Il existe d’autres possibilités. Il est possible d’atteindre les travailleurs et les communautés qui dépendent de l’économie des combustibles fossiles en prenant au sérieux leurs préoccupations et en travaillant avec eux pour développer des programmes de transition qui leur offriront de meilleurs emplois et une meilleure vie grâce aux énergies renouvelables. Ce n’est pas un vain rêve. De telles initiatives ont connu un succès considérable dans les États producteurs de charbon et de pétrole, grâce en grande partie au travail de terrain de Bob Pollin [Robert Pollin est un économiste américain. Il est professeur d’économie à l’Université du Massachusetts à Amherst et co-directeur fondateur de son Political Economy Research Institute. Il a été décrit comme un économiste de gauche et un partisan de l’égalitarisme. Pour approfondir , NdT].

Il n’y a pas de mystère quant à la façon d’élargir la base : il faut mener des politiques qui servent les besoins des gens, et non les intérêts de la catégorie des donateurs.

Ce qui m’inquiète, ce sont les reportages au sujet de certains quartiers d’immigrés qui montrent un enthousiasme grandissant pour les idéaux et les valeurs portés par le Parti républicain de Donald Trump. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Les preuves que c’est ce qui est en train de se produire semblent minces. Il y a eu une légère évolution lors de la dernière élection, mais les résultats ne semblent pas s’écarter de manière significative de la norme historique. Les communautés latinos ont fluctué. Là où des Latino se sont organisés de façon sérieuse, comme en Arizona et au Nevada, il n’y a pas eu de dérive vers Trump. Là où les communautés mexico-américaines ont été ignorées, comme dans le sud du Texas, Trump a battu des records en matière de soutien des Latinos. Il semble y avoir plusieurs raisons à cela. Les citoyens n’ont pas accepté d’être considérés comme des votes gagnés par le Parti démocrate ("Vous êtes Latino, donc vous êtes dans notre poche"). Il n’y a eu aucun effort pour présenter une alternative constructive à l’affirmation des Républicains selon laquelle le réchauffement climatique est un hoax libéral et que les Démocrates veulent vous enlever vos emplois. Les communautés sont souvent attirées par le faux prétexte républicain consistant à "défendre la religion" contre les attaques séculaires. Il convient donc de se pencher sur ces questions avec une certaine prudence.

Nombre de Démocrates souhaitent se débarrasser de l’obstruction parlementaire - une autre relique du temps de Jim Crow, [ Les lois « Jim Crow », ainsi surnommées d’après un personnage de chanson populaire, sont apparues après la guerre de Sécession dans les anciens États confédérés du sud des États-Unis. Elles établissaient des distinctions raciales dans les transports, le logement, l’emploi, l’éducation etc, NdT] - parce qu’avec la mince majorité qu’ils détiennent, il est impossible de faire passer des textes de loi marquants. Toutefois, compte tenu du climat politique actuel et de la possibilité qui se profile à l’horizon de voir les Républicains trumpistes reprendre la Chambre en 2022, l’abolition de la possibilité d’obstruction systématique (filibuster) ne présente-t-elle pas des risques ?

C’est une réelle préoccupation, et elle aurait un certain poids dans une démocratie qui fonctionne. Mais une longue succession d’attaques républicaines contre l’intégrité du Congrès, culminant avec les machinations de McConnell, a sérieusement sapé la prétention du Sénat à faire partie d’un système démocratique. Si les Démocrates devaient recourir au filibuster, McConnell, qui n’est pas un imbécile, pourrait bien trouver le moyen d’utiliser des procédures illégales pour faire passer en force des lois qui établiraient plus fermement le règne de l’extrême droite, quelle que soit la préférence de la population. Nous en avons eu une illustration récente avec ses manigances concernant les nominations à la Cour suprême de Garland-Gorsuch, mais cela remonte à loin [Soutenu ouvertement par Donald Trump, le chef de la majorité républicaine, Mitch McConnell, a activé « l’option nucléaire », qui permet de changer les règles du jeu et de passer à une majorité simple de 51 voix. Une décision unanimement décriée par les Démocrates. « Dans vingt, trente ou quarante ans, on se souviendra tristement de ce jour comme celui d’un tournant dans l’histoire du Sénat et de la Cour suprême, un jour où nous nous sommes irrévocablement éloignés des principes retenus par les Pères fondateurs pour ces institutions ; les principes de "bipartisanisme", de modération et de consensus »,NdT].

L’analyste politique Michael Tomasky a récemment soutenu, avec beaucoup de sérieux, que le Sénat devrait être aboli, converti en quelque chose du style de la Chambre des Lords britannique, avec un rôle périphérique dans la gouvernance. Il y a toujours eu des arguments allant dans ce sens, et avec l’éviscération des derniers lambeaux de démocratie pendant le leadership des Républicains, cette idée est peut-être en passe de devenir réalité, du moins en tant qu’objectif pour l’avenir.

Au bout du compte, le système démocratique des États-Unis n’est pas fonctionnel et cet État serait probablement mieux défini si désigné comme une ploutocratie. En gardant cela à l’esprit, quelles sont, selon vous, les questions de la plus haute importance sur lesquelles les progressistes, qu’ils soient militants ou législateurs, doivent travailler afin d’apporter des réformes significatives qui amélioreraient la vie des gens ordinaires, mais aussi les perspectives d’un avenir démocratique ?

C’est pour de bonnes raisons que l’ouvrage de référence sur la Convention constitutionnelle, rédigé par Michael Klarman, s’intitule "The Framer’s Coup", c’est-à-dire le coup d’État contre la démocratie perpétré par un groupe distingué de riches Blancs, (pour la plupart) propriétaires d’esclaves. Il y avait certes quelques dissidents - Benjamin Franklin et Thomas Jefferson (qui n’ont pas pris part à la Convention). Mais tous les autres étaient à peu près d’accord pour dire que la démocratie était une menace qu’il fallait éviter. La Constitution a été soigneusement élaborée pour réduire cette menace.

L’appel à la ploutocratie n’était pas dissimulé. La vision de Madison, largement mise en œuvre, était que le nouveau gouvernement devait "protéger la minorité des opulents contre la majorité". De nombreux dispositifs ont été introduits pour garantir ce résultat. Le pouvoir premier était placé aux mains du Sénat (non élu), en prévoyant des mandats de longue durée pour isoler les sénateurs de la pression publique.

« Le sénat doit être issu de la richesse de la nation et la représenter », soutient Madison, appuyé par ses collègues. Il s’agit de « l’ensemble des hommes les plus capables », qui éprouvent de la sympathie pour les propriétaires et leurs droits. En d’autres termes, « ceux qui sont propriétaires du pays doivent le gouverner », comme l’explique John Jay, premier juge de la Cour suprême. En bref, on peut parler de ploutocratie.

À la décharge de Madison, il convient de rappeler que sa mentalité était pré-capitaliste. L’érudition reconnaît que Madison « était - à des profondeurs que nous sommes aujourd’hui à peine capables d’imaginer - un gentleman d’honneur du XVIIIe siècle », selon les mots de Lance Banning. Ceux qui étaient appelés à exercer le pouvoir seraient des "hommes d’État éclairés" et des "philosophes bienveillants". Ils seraient "des hommes d’intelligence, de patriotisme, de fortune et de statuts indépendants", "purs et nobles" comme les Romains selon l’imaginaire de l’époque ; des hommes "dont la sagesse est la mieux à même de discerner les véritables intérêts de leur pays, et dont le patriotisme et l’amour de la justice seront les moins susceptibles d’être sacrifiés pour des considérations passagères ou partiales". Ils " épureraient " et " enrichiraient " ainsi les " opinions publiques ", poursuit Banning, protégeant l’intérêt public contre les " méfaits " des majorités démocratiques.

Cette image est amplement confirmée par les fascinants débats de la Convention. Elle trouve un large écho jusqu’à aujourd’hui, de manière tout à fait frappante dans la théorie démocratique libérale la plus respectée.

Concernant ces mythes, Madison lui-même ne tarde pas à déchanter. Dans une lettre adressée à Jefferson en 1791, il déplore " la dépravation audacieuse de l’époque ", alors que " les boursicoteurs deviendront la bande prétorienne du gouvernement - à la fois ses outils et son tyran ; soudoyés par ses largesses, et le maîtrisant par des clameurs et des combines ". Ce n’est pas une si mauvaise image de l’Amérique d’aujourd’hui. Les contours en ont été affinés par 40 ans de néolibéralisme bipartisan, aujourd’hui contesté par la base progressiste que les responsables du parti démocrate s’efforcent de faire plier.

En dépit de toutes ses caractéristiques antidémocratiques, le système constitutionnel américain représentait, selon les normes du XVIIIe siècle, un pas important vers la liberté et la démocratie, un pas suffisant pour effrayer sérieusement les hommes d’État européens qui craignaient l’effet domino potentiel d’un républicanisme subversif. Le monde a changé. La ploutocratie est toujours là, elle est un véritable terreau de lutte.

Au fil du temps, les luttes populaires ont élargi les espaces de liberté, de justice et de participation démocratique, mais non sans avoir connu des régressions. Il reste de nombreuses barrières à démolir dans le système politique et l’ordre social dans son ensemble : élections truquées, " économie de renflouement ", racisme structurel et autres attaques contre les droits fondamentaux, suppression des emplois.

Il est trop facile d’allonger la liste et d’énoncer les objectifs plus radicaux qui devraient être les lignes directrices pour l’avenir, le tout étant éclipsé par les menaces imminentes à l’encontre de la survie.

Cette interview a été légèrement remaniée par souci de clarté et de longueur.

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