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Traduction d’AID pour Les-crises.fr n° 2022-021

Le pétrole tue la planète et alimente l’inflation

Par Harrison Stetler, traduit par Jocelyne le Boulicaut

lundi 21 février 2022, par JMT

AID soutient financièrement le très intéressant site "Les-crises.fr" depuis plusieurs années. Nous avons fait un pas de plus en participant aux traductions des textes anglais quand le site fait appel à la solidarité de ses adhérents. Nous avons donc mandaté une de nos adhérentes, Jocelyne LE BOULICAUT, enseignante universitaire d’anglais retraitée, pour y participer en notre nom et nous indemnisons son temps passé avec notre monnaie interne

Le pétrole tue la planète et alimente l’inflation

Le 31 Janvier 2022 par Harrison Stetler

Un derrick d’extraction pétrolière entre Seminole et Andrews, dans l’ouest du Texas, photographié le 13 août 2008. (Paul Lowry / Flickr)

L’inflation actuelle n’est pas seulement due à un rebondissement post-pandémique des prix du carburant, mais aussi à un épuisement à long terme de la production pétrolière. Il nous faut mettre fin à notre dépendance aux combustibles fossiles sans que cela ne devienne un prétexte pour une nouvelle vague d’austérité.

Le prix du pétrole brut est passé de moins de 20 dollars le baril au début de la pandémie à plus de 90 dollars. C’est l’un des principaux facteurs de l’inflation élevée — qui est désormais un problème majeur aux États-Unis et dans le monde entier, de nombreux pays étant confrontés à une volatilité des prix jamais vue depuis des décennies. Les perturbations de la chaîne d’approvisionnement et la pénurie de nouveaux investissements pétroliers induite par le COVID-19 sont en partie responsables de cette situation. Mais quelque chose de plus profond que la pandémie et ses conséquences déstabilise le capitalisme mondial.

Matthieu Auzanneau est auteur spécialisé dans l’industrie pétrolière et directeur du Shift Project, un think tank parisien consacré à la fin de l’utilisation des combustibles fossiles. Son livre de 2015, Or noir, la grande histoire du pétrole aux éditions La Découverte, est une histoire tentaculaire de l’industrie pétrolière. Pétrole : Le déclin est proche (Seuil, 2021, coécrit avec la journaliste Hortense Chauvin, traite des effets du passage du "pic" de la production de pétrole conventionnel en 2008.

Harrison Stetler, de Jacobin, s’est entretenu avec Matthieu Auzanneau des bouleversements dans l’industrie pétrolière, de la transition vers d’autres sources d’énergie et de la question de savoir qui doit payer pour cela.

HS : À la veille du sommet de la COP26 de l’année dernière à Glasgow, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) a publié son rapport annuel de référence, le World Energy Outlook 2021. « Les marchés mondiaux de l’énergie, peut-on lire dans le document, sont confrontés à une période de turbulence et de volatilité à venir » si la transition vers des sources d’énergie non carbonées n’est pas accélérée. De quelle réalité parle l’AIE ?

Matthieu Auzanneau

MA : Il y a deux éléments clés derrière la déclaration de l’AIE. Lorsqu’elle parle des risques de "volatilité", ou des risques de stress du marché, il y a tout d’abord un phénomène cyclique lié à la reprise post-COVID. Et puis il y a un phénomène beaucoup plus profond, qui est la difficulté croissante que rencontrent les compagnies pétrolières pour aller chercher des ressources pétrolières inexploitées afin de compenser cette moitié de la production mondiale qui est structurellement en déclin parce que les réserves sont dans une situation critique.

Une notion très importante dans l’industrie pétrolière, et qu’on retrouve dans le cas de toute industrie extractive, est la "maturité des ressources". Lorsque l’on parle d’une ressource "mature", cela signifie que l’on a extrait au moins la moitié des réserves existantes. Aujourd’hui, l’AIE et les principales sources de référence ont déterminé que la moitié environ de la production mondiale de pétrole est mature. Cela signifie qu’elle ne peut que décliner.

C’est la raison pour laquelle, en 2018, avant la crise du COVID, l’AIE affirmait dans son résumé analytique à destination des décideurs que le pic de la production de pétrole liquide conventionnel — qui constitue les trois quarts du total — avait été franchi ; et il a été franchi en 2008, année de l’éclatement de la bulle des subprimes, étayant la thèse d’un lien de causalité entre le franchissement du pic du pétrole conventionnel et la crise des subprimes.

Lorsque l’AIE a publié ce rapport en 2018, elle soulignait déjà la difficulté de taille et surtout systématique que rencontraient les compagnies pétrolières pour trouver des ressources nécessaires pour compenser le déclin des sources existantes. C’est pourquoi ils mettaient en garde contre le risque d’une pénurie d’approvisionnement d’ici 2025, s’il s’avérait que la production de pétrole de schiste ne pouvait pas tripler pour atteindre 20 millions de barils par jour d’ici 2025 — à l’époque, celle-ci tournait autour de 7 à 8 millions par jour.

Ce n’est pas du tout ce qu’il se passe. La crise du COVID-19 a aggravé le déficit d’investissements pétroliers qui existait déjà en 2018. Nous voyons les tensions se jouer en ce moment même car les investissements dans les sources non conventionnelles et extrêmes — pétrole de schiste, forages offshore ultra profonds — qui auraient été nécessaires pour compenser le déclin n’ont pas été réalisés. La demande est revenue depuis, mais ce qui manque, ce sont les capacités supplémentaires de production. Il y a une chose très importante à savoir sur l’industrie pétrolière, c’est que si vous ne faites rien, si vous arrêtez d’investir, la production ne peut être soutenue.

Or Noir par Matthieu Auzanneau

HS Le 18 janvier, Le Monde a publié un long reportage sur l’industrie pétrolière, article dans lequel vous êtes cité. Dans le premier paragraphe, les journalistes affirment que « les réserves avérées dans le sous-sol sont suffisantes pour durer au moins cinquante ans sur la base de la consommation annuelle actuelle. » Est-ce là toute l’histoire ?

MA Cette illusion est un classique et elle est trompeuse pour deux raisons. La première est une raison économique, qui est que — comme nous le constatons en permanence — le prix du baril est de nature à provoquer une récession. La demande de pétrole est extrêmement peu sensible au prix du baril. C’est précisément ce qui s’est passé en 2008 : lorsque les gens n’ont pas les moyens de se payer de l’essence ou du mazout, ils réduisent leurs autres dépenses, comme les remboursements de prêts hypothécaires. Si on estime que pour réaliser des investissements, il suffit que le prix du baril monte à 150, 160, voire 200 dollars — comme on l’a imaginé au début des années 2010 — on se heurte alors au phénomène récessif du prix du baril..

Mais la seconde raison pour laquelle cette illusion est foncièrement trompeuse et, à mon sens à un niveau nettement plus grave, c’est pour des raisons pratiques. On trouve le baril supplémentaire dans les gisements à faible rendement ("marginal" barrel) dans des endroits de plus en plus inaccessibles. L’horizon de l’industrie pétrolière a été le forage offshore, puis l’offshore "profond". Aujourd’hui, on parle de forage offshore "ultra profond" ou de l’Arctique.

Ce simple critère démontre bien qu’il y a un problème. Ce que je décris ici est tout sauf quelque chose de nouveau ou un secret pour les dirigeants du secteur. Pour eux, c’est une réalité. Le patron de Mobil, au moment de la fusion avec Exxon en 1998, a déclaré que nous étions arrivés à la fin de l’ère du « pétrole facile ». Depuis, nous avons développé les agrocarburants, les sables bitumineux, l’offshore ultra-profond, tous plus chers et plus compliqués à produire que le pétrole conventionnel, qui a atteint ses limites.

Pétrole, le déclin est proche

C’est un problème géologique fondamental. Nous sommes arrivés à la fin des ressources inexploitées et faciles à extraire. Nous avons atteint la fin du « pétrole facile ». Nous sommes maintenant entrés dans l’ère du pétrole compliqué, et il va donc être de plus en plus difficile de compenser le déclin du pétrole facile par du pétrole non conventionne, de gisements profonds, que ce soit de l’Arctique ou d’ailleurs. Pour nous, cela signifie quelque chose de très simple. Ce n’est pas seulement à cause du climat que nous devons sortir du pétrole. La fête est finie.

HS Dans votre dernier livre, vous affirmez que l’exploitation du pétrole, son caractère incontournable dans la société contemporaine, constitue une « deuxième menace existentielle ». Grâce aux mouvements environnementaux, nous prenons de plus en plus conscience des ravages dus au changement climatique — à un point tel que nous en avons oublié l’ampleur des dégâts que peut causer le marché financier du pétrole.

MA Aux Etats-Unis, vous avez fait le bilan de la guerre du Vietnam. Mais vous êtes-vous vraiment confrontés à ce qui vous a motivé pour la guerre d’Irak ? Il n’y a pas eu d’Apocalypse Now pour les guerres du Golfe. De quoi s’agissait-il vraiment ? Pour les Hommes du secteur du Pétrole il s’agissait de mettre la main sur la région la plus riche en pétrole du monde, d’y planter le drapeau américain une fois pour toutes. Comme nous le savons maintenant, ce fut un échec retentissant. Mais nous avons oublié trop vite, malheureusement, les raisons qui ont poussé Dick Cheney et sa clique à mentir devant le Congrès et les Nations Unies. Ce siècle est censé être celui de la sortie du pétrole, mais il a commencé dans une guerre pour le pétrole. À mon avis, nous devrions considérer cela comme un avertissement historique absolument fulgurant.

HS Un certain silence entoure le phénomène du "pic pétrolier". Votre dernier livre, coécrit avec Hortense Chauvin, est lui-même le résultat d’un heureux concours de circonstances : vous avez eu accès aux recherches de Rystad Energy, un cabinet de conseil en industrie énergétique implanté en Norvège. Comment expliquez-vous le silence qui entoure la question des ressources pétrolières ?

MA Pour une raison très simple : il s’agit de données qui ont une très grande valeur économique, pour lesquelles vous devriez normalement payer. Si vous avez quelques centaines de milliers d’euros, vous pouvez y accéder. Malheureusement, c’est rarement le cas pour un humble chercheur universitaire. Ces cabinets de conseil en intelligence économique sont principalement des agences d’espionnage mutualisées. Vous espionnez vos concurrents, et tout le monde espionne tout le monde. Reste que ces données, qui posent des questions fondamentales au sujet d’un avenir qui concerne tout le monde, sont normalement réservées aux seuls industriels. Tout ça est maintenant devenu public parce qu’il y a un réel problème lié à la pérennité de la production mondiale de pétrole.

HS Ces derniers mois, l’angoisse de l’inflation est devenue un enjeu politique majeur. Comment les prix du pétrole — qui avoisinent aujourd’hui les 90 dollars le baril — alimentent-ils l’inflation ? Parler de "pic pétrolier" renvoie à la futurologie des années 1970. Mais vous affirmez que nous en subissons déjà les effets.

MA Il y a certes l’inflation, mais il y a aussi la volatilité des prix, donc non seulement des prix très élevés mais aussi des prix qui changent rapidement. Pendant la majeure partie du vingtième siècle, les prix du pétrole ont été très stables. D’un côté, les compagnies pétrolières ont maintenant besoin d’un prix élevé pour extraire le pétrole de l’Arctique et autres. Et en même temps, il y a le caractère récessif du prix du baril.

En effet, dans l’histoire récente, nous avons déjà des exemples. Je défends la théorie selon laquelle ce qui s’est passé en 2008 était un choc pétrolier. Ce que nous avons vu en 1973 était le résultat du pic de la production américaine de pétrole conventionnel, et celui-ci a eu lieu en 1970. En 2008, que s’est-il passé ? Qu’est-ce qui a fait éclater la bulle des subprimes ? La hausse des taux d’intérêt de la Réserve fédérale, qui n’ont cessé d’augmenter entre 2003 et 2006 pour éviter l’inflation induite par la hausse historique et sans précédent du prix du pétrole, notamment en raison de la fin du pétrole facile.

C’est un fait curieusement sous-estimé, je dirais même comiquement. Personne ne vous dira que la hausse des taux de la Fed a eu un effet direct sur l’éclatement de la bulle des subprimes. Tout le monde sait pourtant, ne serait-ce que parce que c’est écrit dans les procès-verbaux de la Fed, que la raison principale de la hausse des taux d’intérêt a été l’augmentation du prix du pétrole à partir de 2003, ce dernier est passé d’environ 30 dollars à bien plus de 100 dollars le baril. Nous avons vu les principaux producteurs, dont l’Arabie saoudite, confrontés à des difficultés historiques pour maintenir leurs niveaux de production. C’est aussi la période du déclin du pétrole de la mer du Nord — un cas d’école démontrant une baisse irréversible de la production. De mon point de vue, 2008 a été très clairement et très directement un choc pétrolier. C’était la première grande crise de la fin de la croissance.

Je ne dis pas tout cela pour défendre une thèse, mais pour faire remarquer que la situation est pire que si nous étions confrontés à un problème purement "économique". Il s’agit ici d’un problème écologique et qui relève fondamentalement de la géologie. Quand certains disent que « nous n’avons qu’à investir davantage », ils refusent de voir que nous vivons sur une sphère où nous avons commencé à trouver du pétrole alors qu’il remontait sous nos pieds et que nous parlons maintenant d’aller dans l’Arctique. La plupart des producteurs n’ont pas gagné d’argent avec le « pétrole non conventionnel ». La grande majorité des exploitants de pétrole non conventionnel a été là du début à la fin sans générer le moindre flux financier.

HS Comment les majors pétrolières s’adaptent-elles à cette nouvelle réalité ?

MA Même si elles le voulaient, ce n’est pas pour des raisons éthiques que les majors sortiraient du pétrole. Dans son rapport 2020, l’AIE a fait une déclaration tragiquement explicite. Elle a déclaré qu’il se pourrait bien que les compagnies pétrolières perdent leur appétit bien plus rapidement que les consommateurs. Cela signifie que nous sommes à la fin du pétrole facile. Pour les compagnies pétrolières, la réalité — ancienne — est là et le baril venant de gisements à faible rendement devient de plus en plus cher et risqué à extraire. Cela n’a rien à voir avec l’éthique ou le climat.

Royal Dutch Shell a arrêté la production dans l’Arctique ; non en raison de scrupules éthiques ou environnementaux, mais parce qu’une plate forme de plusieurs milliards de dollars a fait naufrage sur la côte de l’Alaska lors d’une tempête automnale. C’est la fin du pétrole facile. Vous faites un investissement de 2 milliards de dollars pour envoyer une plate-forme pétrolière au-dessus du North Slope, au nord de Prudhoe Bay, et elle s’écrase sur la côte.

Une plate forme pétrolière Shell s’échoue au large de l’Alaska. (Photo National Geographic)

HS Nos modèles sociaux impliquent une augmentation continue de la disponibilité de l’énergie, une augmentation qui sera difficile à maintenir en raison de la fin du "pétrole facile", des ravages causés par l’augmentation des émissions dues aux combustibles fossiles et de la difficulté des sources d’énergie renouvelables à produire autant d’énergie. Ne serait-ce que pour maintenir un certain niveau d’approvisionnement énergétique, l’énergie nucléaire semble la seule solution envisageable, du moins à moyen terme. Comment la Gauche doit-elle se positionner par rapport à l’énergie nucléaire ?

MA Malheureusement, en France, être pour ou contre le nucléaire est devenu une question de Gauche ou de Droite. C’est vraiment un constat d’échec pour l’expression d’une pensée claire. Il est important de souligner que l’écologie politique, qui pour moi est fondamentalement de Gauche, se doit de défendre la rigueur scientifique. Le monde politique doit accepter le jeu de la rationalité. Le problème qui se pose à nous relève de la physique et de la technologie — voilà pourquoi il nous faut nous informer quant à ses dimensions pratiques et technologiques, peut-être avant même d’en aborder les dimensions éthiques.

Il est pratiquement impossible, dans un pays développé, de résoudre l’équation de la sortie des énergies fossiles sans le nucléaire. C’est un fait. Il y a d’excellentes raisons d’être anti-nucléaire, et je les respecte pleinement. Mais il faut en tirer les conséquences rationnelles. Cela signifie que si vous êtes tenté de résoudre cette équation sans énergie nucléaire, alors il y a des effets indésirables en termes de consommation, en termes de stabilité de la production d’électricité. Il y a beaucoup d’effets secondaires complexes et difficiles, et si vous ne reconnaissez pas cela, alors vous n’êtes pas rationnel, vous ne relevez pas le défi tragique que la nature vous lance en ce moment.

HS Certes, la sobriété énergétique est aussi une voie essentielle. Mais nous savons ce qui se passe dans les sociétés qui sont confrontées à une chute soudaine et brutale de l’énergie — prenez par exemple la Corée du Nord après la chute de l’URSS, ou la Syrie dans les années 2010.

MA Nous devons être clairs quant à ce que nous entendons par sobriété. Une sobriété imposée ? Ou une sobriété réfléchie, délibérée ? Là encore, si on réfléchit à la sobriété, on comprend très vite que ce n’est pas la sobriété de chaque cellule de l’organisme social, c’est la sobriété de l’organisme. Cela ne veut pas dire qu’on va demander aux gens qui n’ont pas grand-chose de se serrer la ceinture. Non, cela veut dire comprendre comment les organes vitaux de la société peuvent fonctionner en étant beaucoup plus sobres.

Cela ne signifie pas que chaque ménage doit s’en sortir avec moins. Cela signifie qu’on va concevoir des systèmes techniques, des systèmes de production, des systèmes énergétiques, des systèmes de transformation industrielle, des systèmes agricoles, des systèmes de santé et des systèmes culturels qui peuvent fonctionner et dispenser leurs services de manière plus sobre.

La métaphore que j’ai l’habitude d’utiliser consiste à dire que le pétrole est le sang de la société contemporaine. Sortir du pétrole, ce n’est pas seulement faire une opération à cœur ouvert, c’est aussi changer les réseaux d’approvisionnement en énergie — et donc changer le fonctionnement et l’organisation des organes vitaux de la société.

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